Rien n'est plus important que le choix d'un métier, mais, le plus souvent, le hasard en dispose», écrit La Bruyère, ou peut-être Chamfort. C'est vrai dans mon cas. J'avais huit ou neuf ans, j'étais élève à l'école primaire de Cavaillon et je me promenais sur la colline herbeuse qui domine la bourgade, quand une pointe d'amphore romaine qui gisait à terre m'est tombée par hasard sous les yeux. Ce fut un choc : c'était un de ces objets sans prix qu'on met dans les musées, son argile grise et poreuse, usée par le temps, était d'une race plus antique que nos lisses vaisselles actuelles et sa forme irrégulière, pétrie à la main, était d'une ère antérieure à nos mécaniques. Elle était tombée dans notre siècle comme tombe des deux un aérolithe, mais elle venait, non d'un autre monde, mais d'un monde aboli, dont je savais qu'il avait existé «avant» le nôtre : c'était écrit dans un des manuels de mon école, or rien au monde n'était supérieur à un livre. Mon tesson était marqué par le temps et la disparition de toutes choses, à laquelle il avait échappé. Ce qui le distinguait des timbres-poste que collectionnait un de mes camarades et dont les livres ne daignaient jamais parler. Je rapportai en hâte mon trésor à la maison et, pour lui faire un sort digne de lui, j'allai dénicher dans le grenier un objet abandonné : une cloche de verre qui abritait le bouquet de mariage de ma mère ; je jetai celui-ci, car j'ignorais ce qu'est un bouquet de mariage (psychanalystes s'abstenir, donc) et je le remplaçai par un objet plus digne. C'est souvent vers cet âge de huit ans qu'un gamin s'enflamme pour ce qui sera l'occupation de toute sa vie, si la vie en veut bien. Deux années plus tard, au lendemain de la défaite de 1940, un autre choc fut décisif. Le fils de bourgeois que je n'étais pas entra en classe de sixième classique. Le professeur de lettres nous dit que tout homme cultivé devait avoir lu deux livres, la Bible et Homère. La Bible n'était pas de mon âge, dit sévèrement ma mère. L'Iliade, l'admirable Iliade, m'ennuya, mais l'Odyssée traduite par Victor Bérard m'a enthousiasmé (l'octogénaire que je suis devenu en sait encore de longues pages par coeur).