Et homme au teint blême, le visage crispé, les sourcils broussailleux, la grosse moustache blanche couvrant, en désordre, presque toute la bouche, c'est le président du Conseil Georges Clemenceau, en ce début d'après-midi du lundi 11 novembre 1918.
Le chef du gouvernement est tassé au fond d'une voiture, à laquelle les gendarmes tentent d'ouvrir un passage, afin qu'elle puisse gagner le Palais-Bourbon, malgré la foule innombrable rassemblée devant la Chambre des députés.
Clemenceau doit présenter officiellement le texte de l'armistice, signé en forêt de Compiègne, dans la clairière de Rethondes, et entrant en application, ce lundi, à 11 heures.
Un coup de canon, puis les sonneries des cloches de toutes les églises de Paris ont annoncé la capitulation allemande.
Le IIe Reich, proclamé par Bismarck, dans la galerie des Glaces, à Versailles, en janvier 1871, s'est incliné. L'heure de la revanche est venue : l'Alsace et la Lorraine, annexées par les Allemands dès 1870, font à nouveau partie de la mère patrie.
On a retiré le voile de crêpe noir qui recouvrait la statue de Strasbourg, place de la Concorde.
La foule a envahi les Champs-Élysées, les ponts, les places, les boulevards. Elle danse, elle chante, elle porte les soldats en triomphe.
«Les soldats de tous pays embrassent toutes les femmes», écrit un adolescent dans son journal. On agite des drapeaux alliés. On scande «Vive Clemenceau». On s'agglutine, malgré les gendarmes, autour de la voiture du président du Conseil. On découvre Clemenceau, vieil homme, le visage fermé, qui répond aux acclamations, en levant d'un geste las ses mains gantées de gris.
On est fasciné par cet homme si vieux (77 ans !) qui paraît écrasé de fatigue.
C'était donc lui celui qu'on avait surnommé le Tigre, le Tombeur de ministères, qui s'était opposé à Gambetta, à Ferry, à Poincaré, qui avait déjà 73 ans en 1914 !
Son attitude imposait le respect, et l'on s'écartait de la voiture mais l'on continuait à l'acclamer.
C'était Clemenceau, le radical, le patriote, qui avait pris la défense de Dreyfus, qui avait impitoyablement brisé les grèves lorsqu'il était ministre de l'Intérieur, premier flic de France.
C'était le Père la Victoire !
Le 6 novembre, devant les députés, alors que la signature de l'armistice n'était plus qu'une question d'heures ou de quelques jours, il avait déclaré :
«Et maintenant il faut gagner la paix, c'est peut-être plus difficile que de gagner la guerre. Il faut que la France se ramasse sur elle-même, qu'elle soit disciplinée et forte.»